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Dans les chapitres suivants, M. de Gaultier examine successivement le bovarysme des individus, puis le bovarysme des collectivités, sous sa forme imitative et sous sa forme idéologique, puis le bovarysme essentiel de l’humanité, enfin le bovarysme essentiel de l’existence phénoménale.

Tous ces chapitres contiennent des remarques intéressantes, de bonnes constatations, et aussi quelques assertions discutables, mais dont l’examen pouvait être utile. Je signale à ce point de vue la critique par M. de Gaultier de l’ « idéal humanitaire ». On peut croire, dit-il, « que la collectivité française est actuellement en proie à ce bovarysme qui consiste à prendre pour une vérité universelle, indiscutable, dogmatique une attitude d’utilité préparée par une autre nation en vue de ses propres besoins. De fait il semble que, sous couleur d’anticléricalisme, une forme nouvelle de la moralité, cette religion humanitaire qui fut élaborée parla nation anglaise, travaille à s’insinuer dans les consciences françaises et à s’y substituer à la croyance des uns et au scepticisme des autres. » Cette idée humanitaire serait un danger pour nous, « elle est une dilution du poison chrétien préparée en vue d’une physiologie qui n’est pas la nôtre, qui a des réactions différentes. Cette dilution s’ajoute chez nous à celle que nous avons naguère préparée à notre usage et qui déjà a pénétré dans notre sang. Elle risque ainsi d’y introduire, au delà de son degré bienfaisant, ce poison chrétien qui, en son état de pureté, est mortel. » D’après M. de Gaultier, l’exagération de l’égoïsme individuel ou national est compensée chez le Français par la générosité naturelle et le sentiment de l’honneur. Cela lui suffit, un frein nouveau risque de le déprimer, de briser son énergie, l’idéal humanitaire, « déprécie les mobiles qui sont propres à susciter notre énergie s et « ne procure pas, en compensation, aux mobiles nouveaux qu’il nous propose, le pouvoir de la stimuler ». Il développe chez nous un idéal pacifique et risque de nous rendre impropres à la guerre, tandis qu’il ne parvient pas à augmenter notre avidité commerciale. au contraire cette avidité commerciale demeure. si forte chez l’Anglo-Saxon qu’elle étouffe chez lui les conséquences logiques et déprimantes de l’idéal humanitaire, et soulève sa combativité dès qu’il s’agit d’assurer, fût-ce par la guerre, le succès des desseins économiques. Ainsi la même idée qui nous désarme le laisse armé. » Tout cela parait un peu hypothétique et reste soumis à bien des objections, mais il y aurait trop à dire sur le sujet pour que j’entreprenne de l’examiner ici. Je me borne à signaler les idées de M. de Gaultier parce que la question du « nationalisme )’ s’y pose d’une façon intéressante et parce qu’elles permettent de comprendre le « bovarysme idéologique qui consiste « pour une collectivité donnée à prendre pour une vérité d’application universelle une attitude d’utilité propre à une autre collectivité déterminée. C’est par ce détour qu’un groupe social, se concevant à l’image d’un modèle étranger, s’affaiblit et se ruine. »