Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 56.djvu/62

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

revient à dire qu’il n’y a pas de supériorité naturelle ; que l’instruction intégrale universalisée égaliserait les intelligences et que le premier venu, bourré des notions requises, serait forcément un savant profond et inventif, un brillant orateur ou un penseur distingué.

Ce n’est pas là seulement un préjugé populaire. Un assez grand nombre de théoriciens sociaux comptent sur l’éducation pour faire disparaître toutes les inégalités. Ils semblent croire que l’éducation sociale universalisée pourra, en instituant l’égalité sociale, réparer les inégalités naturelles. On le voit : l’éducationisme, non seulement pour la conscience populaire, mais aussi chez beaucoup de ses théoriciens, procède d’une pensée égalitaire et conduit à une fin égalitaire : le nivellement au moins virtuel des intelligences.

Rationaliste et dogmatique, optimiste, conformiste, unitaire et égalitaire, telle nous semble être, dans ses caractères essentiels, la théorie éducationiste.

Disons tout de suite qu’à nos yeux cette théorie exagère beaucoup l’influence de l’éducation sur le développement et sur la valeur même de l’individu.

Examinons d’abord l’hypothèse première sur laquelle repose l’éducationisme. Cette hypothèse consiste à admettre que la raison est le fond de l’être humain, qu’elle est identique chez tous, au moins en essence, qu’elle est chez tous éducable et perfectible. — Dès lors, il ne s’agit que de la développer et de l’instruire pour former des hommes intelligents et moraux.

L’hypothèse que l’Intellect ou la Raison constitue le fond de l’être humain est une hypothèse psychologique des plus contestables. Cette hypothèse semble même céder le pas de plus en plus à la conception inverse d’après laquelle le fond primitif de l’être humain serait la sensibilité, et même la sensibilité physique. C’est dans la sensibilité, si l’on veut bien remonter assez loin, que l’on trouvera le point de départ de tout le développement intellectuel et moral de l’individu. La sensibilité individuelle, dans ses contacts avec le monde matériel et avec le monde social, — voilà le punctum saliens de l’être vivant, sentant et pensant ; voilà le centre d’où tout le reste rayonne. Or, il n’est pas douteux que la sensibilité — soit la sensibilité physique, soit la sensibilité morale — présente des degrés et des nuances infinies en quantité et en qualité, en force, en finesse, en délicatesse, en subtilité.

Les uns n’ont qu’une sensibilité passive, obtuse, atone et somnolente ; les autres ont une sensibilité vibrante et frémissante. De là des différences innées entre les êtres humains ; différences qui se