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étreindre. Et il étreint à droite, à gauche, au hasard, sans savoir, sans regarder, sans comprendre, pour n’être plus seul. Il semble dire, dès qu’il a serré les mains : « Maintenant, vous m’appartenez un peu. Vous me devez quelque chose de vous, de votre vie, de votre pensée, de votre temps. » Et voilà pourquoi tant de gens croient s’aimer qui s’ignorent entièrement, tant de gens vont les mains dans les mains ou la bouche sur la bouche, sans avoir pris le temps même de se regarder. Il faut qu’ils aiment, pour n’être plus seuls ; qu’ils aiment d’amitié, de tendresse, mais qu’ils aiment pour toujours… Et de cette hâte à s’unir naissent tant de méprises, d’erreurs et de drames. Ainsi que nous restons seuls, malgré tous nos efforts, de même nous restons libres malgré toutes les étreintes[1]. » — Comment le philosophe ne verra-t-il pas un nouveau thème d’ironie dans la bataille que se livrent en nous l’instinct de sociabilité et l’instinct d’égotisme, et dans le misérable et précaire compromis qui s’institue entre eux et qui constitue la trame de notre vie ?

On le voit, de quelque côté qu’on se tourne, on reconnaît que la Muse des Contrastes est le véritable musagète de l’Ironie. Une intelligence ironiste n’est jamais une intelligence simpliste. Elle est forcément une intelligence dualiste, bilatérale, dominée par cette Doppelgängerei, dont parle Amiel, de poser des thèses et des antithèses autour desquelles se joue le génie énigmatique de l’Ironie. Elle déplace à volonté son centre de gravité et par là même son centre de perspective. C’est pourquoi l’ironie est légère et ailée comme la fantaisie.

On voit à présent quel est le principe métaphysique de l’ironie. Il réside dans les contradictions de notre nature, et aussi dans les contradictions de l’univers ou de Dieu. L’attitude ironiste implique qu’il existe dans les choses un fond de contradiction, c’est-à-dire, au point de vue de notre raison, un fond d’absurdité fondamental et irrémédiable. Cela revient à dire que le principe de l’ironie n’est autre que le pessimisme. C’est une conception essentiellement pessimiste que celle de cette Loi d’Ironie que plusieurs penseurs de notre temps ont formulée presque dans les mêmes termes et sans s’être donné le mot. Nous la trouvons chez Ed. de Hartmann. « C’est une remarque triviale, dit-il, que l’homme le plus prévoyant est incapable de calculer la portée de ses actes. Une fois que la flèche a quitté l’arc, que la balle a quitté le fusil, que la pierre a quitté la main qui l’a lancée, elles appartiennent au diable,

  1. Guy de Maupassant, Sur l’Eau, p. 181.