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comme le dit le proverbe… » Plus loin, Hartmann parle de « cette loi historique générale qui veut que les hommes sachent rarement et obscurément les buts auxquels ils tendent et que ces buts se transforment entre leurs mains en fins toutes différentes. Cela peut être appelé l’Ironie de la nature et n’est qu’une suite des ruses de l’Idée inconsciente[1]. » — Amiel insiste à diverses reprises sur la même pensée : « Chemin faisant, dit-il, vu de nouvelles applications de ma loi d’ironie. Chaque époque a deux aspirations contradictoires, qui se repoussent logiquement et s’associent de fait. Ainsi, au siècle dernier, le matérialisme philosophique était partisan de la liberté. Maintenant les darwiniens sont égalitaires, tandis que le darwinisme prouve le droit du plus fort. L’absurde est le caractère de la vie ; les êtres réels sont des contre-sens en action, des paralogismes animés et ambulants. L’accord avec soi-même serait la paix, le repos et peut-être l’immobilité. La presque universalité des humains ne conçoit l’activité et ne la pratique que sous la forme de la guerre, guerre intérieure de la concurrence vitale, guerre extérieure et sanglante des nations, guerre enfin avec soi-même. La vie est donc un éternel combat, qui veut ce qu’il ne veut pas, et ne veut pas ce qu’il veut. De là ce que j’appelle la loi d’ironie, c’est-à-dire la duperie inconsciente, la réfutation de soi par soi-même, la réalisation concrète de l’absurde[2]. »

M. Jules de Gaultier a retrouvé de son côté et sans l’emprunter aux penseurs précédents cette loi d’ironie dont il fait un usage important dans une philosophie qui, si elle n’est pas pessimiste, se présente du moins comme nettement hostile au béat rationalisme optimiste qui fait de la logique humaine la norme et la mesure des choses[3].

L’ironisme social n’est qu’un cas particulier de l’ironisme métaphysique dont on vient d’énoncer la formule. C’est sur le terrain social que la loi d’ironie trouve ses plus notables applications. La source de l’ironisme social réside ici encore dans les contradictions dont fourmille le spectacle des idées, des croyances, des usages, des mœurs en vigueur parmi les hommes, soit à des époques différentes, soit à la même époque de l’évolution humaine. La loi d’ironie fonctionne, d’après Amiel, dans le champ de l’histoire d’une manière inlassable. L’esprit pénétrant, ondoyant, inquiet et paradoxal de Proudhon découvre partout des antinomies sociales irréductibles. Il se joue au milieu des contradictions comme dans

  1. E. von Hartmann, Das sittliche Bewusstsein, p. 589.
  2. Amiel, Journal intime, t. II, p. 217.
  3. Voir le Bovarysme et la Réforme philosophique, p. 136.