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la rive asiatique ; c’est là, du côté de Scutari, dans les anses où vient battre doucement le flot, que se trouvent les cabarets à la mode, avec leurs terrasses, leurs jardins ombragés de platanes, d’acacias et de pins parasols et leurs cabinets particuliers… Nous pouvons choisir, les restaurants fréquentés par la haute société sont nombreux. Il y a le Cimeterre d’Or, les Trois Houris, cuisine supérieure et cave de premier ordre, bien fournie en crus authentiques et non pas en vins chimiques des grandes usines comme les restaurants ordinaires ; la Tour de Léandre, restaurant en pleine mer ; la Belle Odalisque, bosquets superbes, etc.

Le caïque les emporta bientôt, mollement et rapidement, sur les eaux du Bosphore. La lune, glissant sous un rideau de nuages blancs, faisait miroiter la mer bleue et mettait une étincelle au sommet de chaque vague. Sur les deux rives, les hauteurs, couvertes de palais et de mosquées, les coupoles de Sainte-Sophie, de l’Ahmedieh, de la Solimanieh, hérissées de minarets, les tours, les bois de hauts cyprès, se détachaient sur le ciel clair en silhouettes d’un bleu plus sombre.

Sur le ciel même, le tramway aérien qui va de Galata à Scutari projetait des ombres bizarres. Des aéronefs illuminées, se succédant rapidement, suivaient le câble de fer jeté à cent vingt mètres de hauteur entre l’Europe et l’Asie. C’était la sortie des théâtres, l’heure, à laquelle la circulation est grande entre les deux rives ; des aérocabs nombreux et quelques caïques faisaient aussi la traversée. Au loin, les arches colossales qui soutiennent le tube de Téhéran-Calcutta se dessinaient vaguement sur un fond d’un bleu confus.

Philippe ayant opté pour le restaurant des Trois Houris, le caïque s’en fut aborder au fond d’une anse bien ombragée où les vagues venaient, avec un clapotis musical, battre des escaliers de marbre. Une nombreuse société se récréait sous les bosquets du jardin ou dans les cabinets particuliers suspendus au-dessus de la mer. On entendait des rires, des sons de piano et des explosions de champagne un peu partout. Un maître d’hôtel cérémonieux reçut les deux jeunes gens, les conduisit sur une terrasse d’où la vue s’étendait au loin et attendit les ordres.

Au-dessous, dans le restaurant, une voix jeune et fraîche commença joyeusement une chanson :

La Sultane aimait un sapeur
Des janissaires de la garde ;