Page:Rodenbach - Les Tristesses, 1879.djvu/79

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée


Car c’était après tout une heureuse existence :
Vivre fort, vivre vite et d’une vie intense,
Dans les rieurs, dans les chants, dans les bals, dans les bruits ;
Boire les vins mousseux dont s’emplissent les verres
Et dans un frais boudoir, comme autant de trouvères,
Voir venir des amants pour abréger ses nuits.

Marthe vécut ainsi quelques folles années ;
Mais comme un parfum sort encor des rieurs fanées,
Un lointain souvenir de ses jours de candeur
Lui montait par moments en fiévreuses bouffées
Quand des mères portant leurs enfants, doux trophées,
En la voyant passer rougissaient de pudeur.

Marthe perdit bientôt sa grâce naturelle :
Car chacun la pressait comme un papillon frêle
Que des gamins cruels se passent tour à tour ;
Comme lui laisse aux doigts sa poussière dorée,
Elle laissait sa force après chaque soirée
Aux jeunes libertins qui payaient son amour.

Alors elle roula jusqu’au fond de la honte ;
Déjà laide et malade, il fallait tenir compte
Du froid et de la faim qui la guettaient tous deux.