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LES DERNIERS QUATUORS

échappatoire, et le fait étudier d’arrache-pied, avec son quatuor, sous son inflexible surveillance. S’il entendait mal, il voyait bien ; et ses yeux perçants « ne lâchaient point, dit Böhm, le moindre mouvement des archets ; pas un fléchissement dans le tempo et dans le rythme qu’ils ne notassent. » Au dernier morceau, où Böhm s’était permis, non sans trembler, de maintenir le même tempo, au lieu du mono vivace, qui lui semblait affaiblir l’effet de l’ensemble, « Beethoven, recroquevillé dans son coin, ne dit rien ; il paraissait n’avoir rien remarqué. Mais il n en avait rien perdu ; et quand ce fut fini, il vint vers les exécutants et dit : « Kann so bleiben » (Ça peut rester ainsi), prit sur les pupitres les quatre parties, et y raya le meno vivace.

L’audition publique eut, cette fois, un plein succès (Beifallsturm). L’honneur de Beethoven était vengé. — Il invita Bôhm à déjeuner ; et ici se place le récit burlesque, que je reproduis, non pas pour le seul plaisir d’égayer mes lecteurs, (quoique en ces temps moroses, il soit licite de saisir au passage toute occasion de s’égayer, quand on le peut), mais pour faire connaître le régime alimentaire de Beethoven, qui, sans aucun doute, fut une des causes de sa débâcle intestinale, dans les semaines qui allaient suivre.

« Dans ce temps-là (celui de l’exécution du quatuor en mi bémol), Beethoven m’invita, une fois, à dîner. Son ménage était aussi « en déroute » (en français dans le texte) que sa chevelure. Sa surdité et sa méfiance faisaient de lui un maître sans agrément ; aussi était-il fort mal traité et servi par sa vieille gouvernante. On dînait chez lui très mal ; beaucoup des plats étaient absolument immangeables ; la soupe était de l’eau, la viande coriace, la graisse rance. Naturellement, on ne devait rien laisser voir, pour ne pas mettre en fureur le maître