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LA FIN DU VOYAGE

corps entassés, travail harassant, promiscuité perpétuelle, pas d’air, pas de silence, jamais de solitude, impossibilité de se recueillir, de défendre la retraite sacrée de son cœur. Esprit fier, qui couvait une ferveur religieuse pour un idéal confus de vérité, elle s’était usé les yeux à copier pendant la nuit, et parfois sans lumière, à la clarté de la lune, les Misérables de Hugo. Elle avait rencontré Emmanuel, à un moment où il était plus malheureux qu’elle, malade et sans ressources ; elle s’était vouée à lui. Cette passion était le premier, le seul amour de sa vie. Aussi elle s’y attachait, avec une ténacité d’affamée. Son affection était terriblement pesante pour Emmanuel, qui la partageait moins qu’il ne la subissait. Il était touché de ce dévouement ; il savait qu’elle lui était la meilleure des amies, le seul être pour qui il fût tout, et qui ne pût se passer de lui. Mais ce sentiment même l’écrasait. Il avait besoin de liberté, il avait besoin d’isolement ; ces yeux qui mendiaient avidement un regard l’obsédaient ; il lui parlait avec dureté, il avait envie de lui dire : « Va-t-en ! » Il était irrité par sa laideur et par ses brusqueries. Si peu qu’il eût entrevu la société mondaine et quelque mépris qu’il lui témoignât, — (car il souffrait de s’y voir