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Jean-Christophe

Triste besogne ! Il s’agissait moins d’apprendre la musique aux élèves que de donner l’illusion aux parents et à eux-mêmes qu’ils la savaient. La grande affaire était de les mettre en état de chanter pour les cérémonies où le public était admis. Peu importait le moyen. Christophe en était écœuré ; il n’avait même pas la consolation de se dire, en accomplissant sa tâche, qu’il faisait œuvre utile : sa conscience se la reprochait, comme une hypocrisie. Il essaya de donner aux enfants une instruction plus solide, de leur faire connaître et aimer la sérieuse musique ; mais les élèves ne s’en souciaient point. Christophe ne réussissait pas à se faire écouter ; il manquait d’autorité ; et, en vérité, il n’était pas fait pour enseigner à des enfants. Il ne s’intéressait pas à leurs ânonnements ; il voulait leur expliquer tout de suite la théorie musicale. Quand il avait une leçon de piano à donner, il mettait l’élève à une symphonie de Beethoven, qu’il jouait à quatre mains avec lui. Naturellement, cela ne pouvait marcher ; il éclatait de colère, chassait l’élève du piano, et jouait seul, longuement, à sa place. — Il n’en usait pas autrement avec ses élèves particuliers, en dehors de l’école. Il n’avait pas une once de patience : il disait, par exemple, à une gentille jeune fille, qui se piquait de distinction aristocratique, qu’elle jouait comme une cuisinière ; ou même, il écrivait à la mère qu’il y renonçait, qu’il finirait par en mourir, s’il devait continuer plus longtemps à s’occuper d’un être aussi dénué de talent. — Tout cela n’arrangeait pas ses affaires. Ses rares élèves le quittaient ; il ne parvenait pas à en garder un, plus de deux mois. Sa mère le raisonnait, il se raisonnait lui-même. Louisa lui fit promettre qu’il ne se brouillerait pas au moins avec l’institution où il était entré ; car, s’il venait à perdre cette place, il ne savait plus comment il ferait pour vivre. Aussi se contraignait-il, malgré son dégoût : il était d’une ponctualité exemplaire. Mais le moyen de cacher ce qu’il pensait, quand un âne d’élève estropiait pour la dixième fois un passage, ou

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