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LA FIN DU VOYAGE

plein de sève vigoureuse et trouble, qui faisait le commerce d’articles suisses : sculptures en bois, chalets et ours de Berne. Plus indépendants que les autres, sans doute parce qu’ils ne faisaient pas de leur art un métier, ils eussent été bien aises de se rapprocher de Christophe ; et, en un autre temps, Christophe eût été curieux de les connaître ; mais à ce moment de sa vie, toute curiosité artistique et humaine était émoussée en lui ; il sentait plus ce qui le séparait des hommes que ce qui l’unissait à eux.

Son seul ami, le confident de ses pensées, était le fleuve qui traversait la ville, — le même fleuve puissant et paternel, qui là-haut, dans le nord, baignait sa ville natale. Christophe retrouvait auprès de lui les souvenirs de ses rêves d’enfance… Mais dans le deuil qui l’enveloppait, ils prenaient, comme le Rhin lui-même, une teinte funèbre. À la tombée du jour, appuyé sur le parapet d’un quai, il regardait le fleuve fiévreux, cette masse en fusion, lourde, opaque, et hâtive, qui était toujours passée, où l’on ne distinguait rien que de grands crêpes mouvants, des milliers de ruisseaux, de courants, de tourbillons, qui se dessinaient, s’effaçaient : tel, un chaos d’images dans une pensée hallucinée ; éternellement, elles s’ébauchent,