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LE BUISSON ARDENT

et se fondent éternellement. Sur ce songe crépusculaire glissaient comme des cercueils des bacs fantomatiques, sans une forme humaine. La nuit s’épaississait. Le fleuve devenait de bronze. Les lumières de la rive faisaient luire son armure d’un noir d’encre, qui jetait des éclairs sombres. Reflets cuivrés du gaz, reflets lunaires des fanaux électriques, reflets sanglants des bougies derrière les vitres des maisons. Le murmure du fleuve remplissait les ténèbres. Éternel bruissement, plus triste que la mer par sa monotonie…

Christophe aspirait pendant des heures ce chant de mort et d’ennui. Il avait peine à s’en arracher ; il remontait ensuite au logis, par les ruelles escarpées aux marches d’escalier rouges, usées dans le milieu ; le corps et l’âme brisés, il s’accrochait aux rampes de fer, scellées au mur, qui luisaient, éclairées par le réverbère d’en haut sur la place déserte devant l’église vêtue de nuit…

Il ne comprenait plus pourquoi les hommes vivaient. Quand il lui arrivait de se rappeler les luttes dont il avait été le témoin, il admirait amèrement cette humanité avec sa foi chevillée au corps. Les idées succédaient aux idées opposées, les réactions aux actions : — démocratie, aristocratie ; socialisme, indivi-