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LE BUISSON ARDENT

semblait n’avoir aucun sens de la beauté plastique, tant elle manquait de goût, par indifférence orgueilleuse et volontaire ; l’idée d’un beau corps n’éveillait en elle que l’idée de la nudité, c’est-à-dire, comme chez le paysan dont parle Tolstoy, un sentiment de répugnance, d’autant plus fort chez Anna qu’elle percevait obscurément, dans ses rapports avec les êtres qui lui plaisaient beaucoup plus le sourd aiguillon du désir que la tranquille impression de jugements esthétiques. Elle ne se doutait pas plus de sa propre beauté que de la force de ses instincts refoulés ; ou plutôt, elle ne voulait pas s’en douter ; et, avec l’habitude du mensonge intérieur, elle réussissait à se donner le change.

Braun la rencontra à un dîner de mariage où elle se trouvait, d’une façon exceptionnelle : car on ne l’invitait guère, à cause de la mauvaise réputation que continuait de lui faire l’indécence de son origine. Elle avait vingt-deux ans. Il la remarqua. Ce n’était pas qu’elle cherchât à se faire remarquer. Assise à côté de lui, à table, raide et mal fagotée, elle ouvrit à peine la bouche pour parler. Mais Braun, qui ne cessa de causer avec elle, c’est-à-dire tout seul, pendant tout le repas, revint enthousiasmé. Avec sa pénétration ordinaire, il avait été frappé de