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LE BUISSON ARDENT

se répercutait du ciel sombre à la terre livide lui causait un étourdissement ; sa pensée était inquiète ; il essayait en vain de la fixer : elle lui échappait. Une angoisse l’envahit : il se sentait engloutir ; et dans le vide de son être, du fond des ruines amoncelées, un vent brûlant se levait en lents tourbillons. Il tournait le dos à Anna ; elle ne le voyait pas, elle s’absorbait dans sa tâche ; mais un léger frisson lui passait par le corps ; elle se piqua plusieurs fois avec son aiguille, elle ne le sentit point. Ils étaient tous les deux fascinés par l’approche du danger.

Il s’arracha à son engourdissement et fit quelques pas à travers la chambre. Le piano l’attirait et lui faisait peur. Il évitait de le regarder. En passant à côté, sa main ne put résister ; elle toucha une note. Le son vibra comme une voix. Anna tressaillit et laissa tomber son ouvrage. Déjà Christophe s’était assis et jouait. Il perçut, sans la voir, qu’Anna s’était levée, qu’elle venait, qu’elle était là. Avant de se rendre compte de ce qu’il faisait, il reprit l’air religieux et passionné qu’elle avait chanté, la première fois qu’elle s’était révélée à lui ; il improvisa sur le thème de fougueuses variations. Sans qu’il eût dit un mot, elle commença à chanter. Ils perdirent le sentiment de ce qui les en-