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LA FIN DU VOYAGE

ses origines, où il était une détente au dévergondage de l’esprit humain asservi, volontairement ou non, au joug de la raison, nulle part il n’eut plus d’audace qu’aux époques et dans les pays où pesaient le plus lourdement les mœurs et les lois, gardiennes de la raison. Aussi la ville d’Anna devait-elle rester une de ses terres d’élection. Plus le rigorisme moral y paralysait les gestes, y bâillonnait les voix, plus durant quelques jours les gestes étaient hardis et les voix affranchies. Tout ce qui s’amassait dans les bas-fonds de l’âme : jalousies, haines secrètes, curiosité impudique, instincts de malveillance inhérents à la bête sociable, crevaient d’un coup avec le fracas et la joie d’une revanche. Chacun avait le droit de descendre dans la rue et, masqué prudemment, de clouer au pilori, en pleine place publique, celui qu’il détestait, d’étaler aux passants tout ce que lui avait appris un an d’efforts patients, tout son trésor de secrets scandaleux, goutte à goutte amassés. Tel en faisait la parade sur des chars. Tel promenait des lanternes transparentes, où s’affichait en inscriptions et en images l’histoire secrète de la ville. Tel osait même se faire le masque de son ennemi, si facilement reconnaissable que les polissons du ruisseau le désignaient de