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LA FIN DU VOYAGE

n’était pas chose faite ? Alors, c’était l’injure, le déshabillage sans pitié, l’étalage de son cœur offert en proie aux passants : un déshonneur si cruel qu’Anna mourait de honte en y songeant. On se contait que, quelques années avant, une jeune fille, livrée à cette persécution, avait dû fuir du pays avec les siens… Et l’on ne pouvait rien, rien faire pour se défendre, rien faire pour l’empêcher, rien faire même pour savoir ce qui allait arriver. Le doute était plus affolant encore que la certitude. Anna jetait autour d’elle des yeux de bête aux abois. Dans sa propre maison, elle se savait cernée.


La domestique d’Anna avait passé la quarantaine : elle se nommait Bäbi : grande, forte, la face rétrécie et décharnée aux tempes et au front, large et longue à la base, soufflée sous la mâchoire, telle une poire tapée ; elle avait un sourire perpétuel et des yeux perçants comme des vrilles, enfoncés, sucés en dedans, sous des paupières rouges aux cils invisibles. Elle ne se départait pas d’une expression de gaieté mignarde : toujours enchantée des maîtres, toujours de leur avis, s’inquiétant de leur santé avec un intérêt attendri ; souriant, quand on lui donnait des ordres ; souriant, quand on lui fai-