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LE BUISSON ARDENT

temps où il était heureux, il avait toujours aimé les bêtes ; il ne pouvait supporter la cruauté à leur égard ; il avait pour la chasse une aversion, qu’il n’osait pas exprimer, par crainte du ridicule ; peut-être même n’osait-il pas en convenir avec lui-même ; mais cette répulsion était la cause secrète de l’éloignement, inexplicable en apparence, qu’il éprouvait pour certains hommes : jamais il n’aurait pu accepter pour ami un homme qui tuait un animal, par plaisir. Nulle sentimentalité : il savait mieux que personne que la vie repose sur une somme de souffrances et de cruauté infinie ; l’on ne peut vivre sans faire souffrir. Il ne s’agit pas de se fermer les yeux et de se payer de mots. Il ne s’agit pas non plus de conclure qu’il faut renoncer à la vie, et de pleurnicher comme un enfant. Non. Il faut tuer pour vivre, s’il n’est pas d’autre moyen de vivre, pour l’instant. Mais celui qui tue pour tuer est un misérable. Un misérable, inconscient, je le sais. Un misérable, tout de même. L’effort perpétuel de l’homme doit être de diminuer la somme de la souffrance et de la cruauté : c’est le premier devoir humain.

Ces pensées, dans la vie ordinaire, restaient ensevelies au fond du cœur de Christophe. Il ne voulait pas y songer. À quoi