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LA FIN DU VOYAGE

bon ? Qu’y pouvait-il ? Il lui fallait être Christophe, il lui fallait accomplir son œuvre, vivre à tout prix, vivre aux dépens des plus faibles… Ce n’était pas lui qui avait fait l’univers… N’y pensons pas, n’y pensons pas…

Mais après que le malheur l’eut précipité, lui aussi, dans les rangs des vaincus, il fallut bien qu’il y pensât. Naguère, il avait blâmé Olivier, qui s’enfonçait dans l’inutile remords et la compassion vaine pour tout le malheur que les hommes souffrent et font souffrir. Il allait plus loin que lui, à présent ; avec l’emportement de sa puissante nature, il pénétrait jusqu’au fond de la tragédie de l’univers ; il souffrait de toutes les souffrances du monde, il était comme un écorché. Il ne pouvait plus songer aux animaux sans un frémissement d’angoisse. Il lisait dans les regards de bêtes, il lisait une âme comme la sienne, une âme qui ne pouvait pas parler ; mais les yeux criaient pour elle :

— Que vous ai-je fait ? Pourquoi me faites-vous mal ?

Le spectacle le plus banal, qu’il avait vu cent fois, — un petit veau qui se lamentait, enfermé dans une caisse à claires-voies ; ses gros yeux noirs saillants, dont le blanc est bleuâtre, ses paupières roses, ses cils blancs, ses touffes blanches frisées sur le front, son