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LE BUISSON ARDENT

ce nom-là. — Il l’avait vu jadis, au temps où il écrivait dans la revue de Mannheim. Alors, ils étaient ennemis ; Christophe ne faisait que débuter, et l’autre était déjà célèbre. C’était l’homme le plus fort, le plus sûr de lui, le plus méprisant de tout ce qui n’était pas lui, un romancier dont l’art réaliste et sensuel dominait la médiocrité des productions courantes. Christophe, qui le détestait, ne pouvait s’empêcher d’admirer la perfection de cet art matériel, sincère et borné.

— Ça l’a pris, il y a un an, dit le gardien. On l’a soigné, on l’a cru guéri, il est reparti chez lui. Et puis, ça l’a repris. Un soir, il s’est jeté de sa fenêtre. Dans les premiers temps qu’il était ici, il s’agitait et il criait. Maintenant, il est bien tranquille. Il passe ses journées, comme vous le voyez, assis.

— Que regarde-t-il ? dit Christophe.

Il s’approcha du banc. Il contempla avec pitié la blême figure du vaincu, les grosses paupières qui retombaient sur les yeux ; l’un d’eux était presque fermé. Le fou ne semblait pas savoir que Christophe était là. Christophe l’appela par son nom, lui prit la main, — la main molle et humide, qui s’abandonnait comme une chose morte ; il n’eut pas le courage de la garder dans ses mains : l’homme leva, un instant vers Christophe ses yeux