Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 9.djvu/48

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

32
LA FIN DU VOYAGE

cette apparence fait une réalité. Ce n’est pas trahison, c’est versatilité, au reste désintéressée. Combien d’hommes d’action, pour qui l’action est un théâtre, où ils apportent les aptitudes de bons comédiens, honnêtes, mais toujours prêts à changer de rôles ! À celui de révolutionnaire Manousse était fidèle, autant qu’il pouvait l’être : c’était le personnage qui s’accordait le mieux avec son anarchie naturelle et avec le plaisir qu’il avait à démolir les lois des pays où il passait. Malgré tout, ce n’était qu’un rôle. On ne savait jamais la part d’invention et de réalité qu’il y avait dans ses propos ; et lui-même finissait par ne plus le savoir très bien.

Intelligent et moqueur, doué de la finesse psychologique de sa double race, sachant lire à merveille dans les faiblesses des autres, comme dans les siennes, et habile à en jouer, il n’avait pas eu de peine à dominer Canet. Il trouvait plaisant d’entraîner ce Sancho Pança dans des équipées à la Don Quichotte. Il disposait de lui sans façons, de sa volonté, de son temps, de son argent, — non pour lui, (il n’avait pas de besoins, on ne savait de quoi, ni comment il vivait), — mais pour les manifestations les plus compromettantes de la cause. Canet se laissait faire ; il tâchait de se persuader qu’il pensait comme Manousse. Il