Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 5.djvu/163

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jours, elle ferait le compte… Pas aujourd’hui ! Elle allait son chemin, happant tous les reflets au passage. Et elle continuait de jouir de l’étrange euphorie qui persistait… pour combien de temps ?… sans qu’elle fît rien pour la garder, pas plus qu’elle n’avait rien fait pour la chercher. Le plus étonnant n’était pas qu’elle l’eût goûtée, quelques mois, ou quelques ans dans la détente qui avait suivi l’effort crispé des années de guerre : toute l’époque y avait plus ou moins participé, ç’avait été une revanche naturelle de la vie contre la mort. Mais cette revanche, pour l’époque s’était après deux ou trois ans épuisée : elle avait brûlé comme un feu de paille ; et la grange avait brûlé, avec ; il en restait à peine les quatre murs branlants, ouverts aux vents et à la pluie. La grange de Annette, elle, n’avait point gardé la trace du feu ; elle était en bon grès, bien bâtie, et ses récoltes y étaient rangées ; il y avait de la place et pour celles de l’an passé, et pour celles de l’an prochain. C’était cela le surprenant : que son euphorie se prolongeât, quand celle des autres avait plongé dans l’épuisement ou l’écœurement, comme après une fumerie d’opium. Elle n’était donc pas de même qualité ?

Il s’en fallait ! Elle était à base d’énergie et entretenue par l’activité. Pas de stupéfiant ! Agir… (Mais n’est-ce pas une autre sorte de stupéfiant ?) Que cette activité fût avec ou sans succès, c’était d’importance secondaire. Avec ou sans, c’était tout gain. Car a chaque pas, — fût-il faux-pas — elle prenait, avec ses antennes, d’autres parcelles, d’autres et d’autres, de cet univers en spasme de mort et de renouvellement — cette grasse prairie nourrie par la décomposition d’un monde.

Mais pourquoi des millions d’antennes, plus jeunes et plus vives que les siennes, n’en retiraient-elles pas la même jouissance ? Pourquoi en prenaient-ils au contraire, ces jeunes gens, une sorte de vertige et