Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 5.djvu/167

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que la vie lui posait. Et bien heureuse elle devait être, lorsque la vie lui en posait. Car la vie ne se soucie guère de ses épaves ! Mais la pauvre femme, en se pliant, ne parvenait pas à en prendre son parti. Elle gardait son « collet monté » — sali, cassé, élimé ; — c’est devenu comme incorporé à l’espèce : on naît avec, on meurt avec. Et c’est un lourd embarras pour les malheureux survivants de l’espèce, qui doivent aller à la chasse du pain quotidien, dans la jungle de l’après-guerre.

Le jour qu’elle rencontra Annette, elle était désemparée. Son premier mouvement fut d’une bête poursuivie qui se jette vers le premier abri. Elle ne pensait plus, certes, à cette heure, qu’elle avait jadis condamné Annette ! Jadis, elle était assise sur la rive, et Annette était à l’eau. À l’eau, elle y était, à son tour ; et elle allait à la dérive. Elle rencontrait cette nageuse, qui avait réussi à se maintenir, depuis vingt ans. Elle s’y raccrochait éperdument. Ce fut, du moins, le premier geste… Mais qu’est-ce que Annette pouvait faire pour elle ? Elle le sentit immédiatement. Annette était, comme elle, en quête.

Annette vit son désarroi, et elle la fit parler. Les deux femmes ne dirent rien du passé. Trois phrases suffirent à le liquider. Le présent absorbait tout. L’épave humaine frémissait d’un choc récent, et elle était pleine de l’écume. Elle ne pouvait penser à rien autre… Elle conta, d’une voix entrecoupée, qui suffoquait de révolte et de pleurs, la dernière épreuve d’où elle sortait. Elle avait trouvé une place de dactylo dans les bureaux d’un grand journal à gros tirage, à forte gueule, dont les éclats assourdissaient Paris. N’importe qui eût pu penser qu’à l’intérieur de la mâchoire, ce ne pouvait être de tout repos. Mais l’innocente n’avait rien imaginé. Elle était encore de l’époque, où la bourgeoisie avait, le respect de la feuille imprimée, où persistait encore le mythe fabu-