Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 5.djvu/197

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n’est pas très confortable. Elle râpe la peau et elle l’écorche. Le sang y coule, comme de l’eau. Mais c’est tellement intéressant ! On n’a pas le temps de songer à ses maux. Et tout au plus, à ceux des autres. Fameux spectacle !… Oh ! ce n’est pas une parade de théâtre. Le décor marche, comme la « marche au St-Graal ». Mais le décor n’est pas seul à marcher. Avec mes yeux, ce sont mes jambes, c’est tout mon moi, et le monde entier, qui sont entraînés. Je sens battre contre mes joues le vent de la terre qui tourne. Ou va son tour ? Où courons-nous ? Je ne sais pas… Mais quelle course ! Il fait bon vivre, à la proue…

Beaucoup mieux que tous ces hommes, cette femme percevait, du premier coup, l’écliptique où la masse humame roulait, irrésistiblement emportée par des forces élémentaires. Et sans chercher à leur résister, mais en cherchant, d’instinct, à s’identifier avec elles, elle s’efforçait d’épouser cette énergie qui était là, contre ses flancs ; et, tout jugement de qualité, morale ou immorale, mis de côté, elle eût voulu l’aider à se réaliser. Il est Timon. Qu’il soit donc Timon, tout entier !

Il ne l’était point. — Annette ne mit pas long temps à s’en apercevoir ; et elle fut la première à s’en soucier. Car Timon n’avait, sous lui, qu’une domesticité à l’attache, sans attachement ; et en face de lui que des rivaux, dont le premier souci était qu’il ne put donner toute sa mesure. Et lui-même n’en avait cure — que par accès sans durée. Ce colosse était intoxiqué par les poisons de la puissance. On n’est pas vainqueur impunément d’un monde infecté jusqu’aux moelles. À l’étreindre, quarante ans, cuir à cuir, on lui prend son suint, ses poux et son typhus. Timon était un jouisseur, vorace, violent et sans freins. Il lui fallait assouvir, et sur l’heure, ses ruts, ses fantaisies et ses haines personnelles. Il ne savait pas, il ne voulait pas se régler, comme faisaient tels de ces