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puleuse, remettait le livre, après l’avoir lu, à la place et sous la bande d’où elle l’avait tiré ; mais elle avait, cachée dans sa manche, une épingle à cheveux, dont elle usait comme coupe-papier, quand le surveillant avait le dos tourné. Elle lut ainsi des livres entiers, des traités, — certaines brochures de Marx, que, dans sa course de trois ans, pourchassée par la Révolution, elle n’avait connu que par rumeurs furieuses, comme une des sept têtes du Dragon. Elle y passa plus d’une journée, s’ingurgitant, page par page, chaque chapitre. Elle se gardait de rafler le volume, comme elle faisait des tomates et des pommes, à l’étalage des épiciers. Le garçon nu qu’elle veillait en ce moment dans son lit d’hôtel, ne se doutait guère que c’était elle qu’il avait prise au poignet, certain jour, à la devanture de la rue Caumartin. Elle n’aurait eu aucun scrupule à emporter aussi un bouquin, dont sa faim avait besoin, si elle n’avait dû se ménager la possibilité de revenir manger le foin au râtelier du libraire. Elle aurait aussi bien pu arracher une page ou deux du livre qu’elle lisait. Elle était de ces barbares dangereux — (toutes les femmes le sont plus ou moins) — qui, dans leur avidité de s’approprier quelque parcelle de savoir, n’hésiteraient point à lacérer un livre précieux prêté dans une bibliothèque. — « Pourquoi donc pas ? Les livres sont faits pour que je les mange… » — Mais puisqu’elle devait s’assurer pour le lendemain le vivre — les miettes sous la table du libraire, la prudence lui commandait d’être aussi soigneuse que le libraire des livres qu’elle feuilletait. Ils se faisaient mutuellement confiance.

Après, elle rentrait ruminer son avoine, le ventre vide, le cerveau plein. Et elle mâchait l’écorce sèche et les pépins de l’orange d’hier, pour tromper ses crampes d’estomac.

Au bout de deux ans de ce régime de carême héroïque, entrecoupé de quelques lippées de rencontre,