Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 5.djvu/38

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avaient, avait fondu pendant les dernières années de la guerre. Le traitement du procureur était devenu tout juste assez pour couvrir les dépenses. Que resterait-il, après sa mort ? Il ne semblait pas s’en inquiéter. Faire son devoir ! Ceux qui demeureraient après lui, n’auraient qu’à le faire, comme lui. Il se trouverait bien un autre magistrat de province, jeune ou vieux, plus ou moins laid, pauvre comme lui, qui voulût épouser sa fille. La fille ne l’entendait point ainsi. Fini, le temps où la femme attendait, pliée, comme sa mère, le bon vouloir du mari !… — Un beau matin, la jeune fille qui subissait quotidiennement les douches à principes de son père, lèvres serrées, l’air ironique et glacée, bouillant au dedans, avait, d’une voix tranquille et nette, articulé :

— « Ce qui est passé point ne reviendra. »

Il s’arrêta, interloqué :

— « Et qu’est-ce qui est passé ? »

Elle dit :

— « Toi. »

Suivirent des jours et des mois incommodes, où l’air était âpre dans la maison. Il ventait fort, ou il bruinait. La plus transie était la mère, sans armes entre les deux combattants. Elle avait subi, toute sa vie, les exigences du père, des frères et du mari. Elle assistait, déconcertée, non sans effroi, et non, peut-être, sans un secret sentiment de revanche, à sa révolte par procuration. La véhémence du magistrat s’usait au mur de l’ironique indifférence de cette jeune fille — sa fille — qui l’écoutait, en le perçant de son regard froid et précis, déconcertant. Les mots lui en fondaient dans le gosier : il les sentait inutiles ; pis ! ces yeux qui ne lâchaient point ses yeux lui disaient : — « Tu n’y crois pas. « — Il s’emportait, afin d’y croire. Ce n’était point le moyen de s’assurer l’avantage. Elle, ne s’emportait jamais. Le procureur eût plus aisément conquis quatre ou cinq têtes sur l’éloquence