Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 5.djvu/52

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le monde, l’action, le lendemain — ces jeunes bourgeois intellectuels retournaient, comme les mouches au sirop, à leur littérature. C’était leur cône de lumière. Ils y barbotaient dans le sucre et les déchets. Chacun avait son coin du compotier, dont il claironnait l’excellence, après s’en être gavé. Véron était surréaliste. Chevalier, Valéryen, Sainte-Luce découvrait Proust, Cocteau et Giraudoux. Bouchard, Zola et Gorki. Marc, Tolstoï et Ibsen… Il était en retard, mais ceux qui l’en raillaient eussent été bien embarrassés pour critiquer son choix : car de ces noms ils ne connaissaient pas beaucoup plus que le son. En ce temps-là, les jeunes navigateurs découvraient à bon compte : tout leur était l’Amérique. Ruche, tranquillement, venait de découvrir Stendhal ; et elle se le réservait. De son miel, la « guespine » n’était pas prêteuse. Bette ne découvrait rien, mais elle acceptait tout, de la bouche des autres : tout le sucre et l’épice. Elle en avait parfois un peu mal au cœur ; mais elle était brave, à manger.

Il venait un moment où les Sept avaient la bouche affadie. Ils se taisaient, pâteux, saturés, mâchonnant, l’esprit rotant, se regardant, les yeux lourds et vides de pensée. Ils seraient pourtant restés toute la nuit à traîner ainsi autour de la table, dans la chambre de jeune fille qu’ils avaient pendant des heures empoisonnée de leurs cigares, de leur souffle et de leur néant. Ils seraient restés, par épuisement, par moindre effort, parce qu’ils étaient là, vissés sur cul, et par attente éternelle de ce qui n’était pas venu, par effroi secret de devoir rentrer sans lui. C’était l’instant que Ruche choisissait pour rappeler qu’elle était maîtresse chez soi. Elle levait le menton et disait fermement :

— « Assez ! J’ai droit à la vie. Vous m’avez mangé tout mon air. J’ouvre les fenêtres et la porte… Les animaux, allez coucher ! »