Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 6.djvu/238

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comme Spitteler et Thomas Hardy, de la fière solitude et du pessimisme héroïque aux yeux vaillants, fixant en face la tragique réalité et n’espérant point la transformer, subit un discrédit rancunier. La Suisse, si pauvre en génies, s’acharna en sarcasmes presque haineux contre le poète du « Printemps Olympien ». Jamais Stockholm, si prodigue de son prix Nobel, ne consentit à le donner à Thomas Hardy. On en voulait à ces hommes, de leur viril détachement, qui « sérénise », dans l’implacable vérité. On les accusait d’égoïsme, qui se satisfait d’un monde mauvais sans espoir et qui, ayant réussi à y installer leur vie et leur gloire, ne s’occupe point d’y remédier. On ne voyait pas que ces grands vieux hommes avaient été hantés, presque toute leur vie, par un esprit de justice blessée, qu’ils avaient dû se raidir contre la douleur, et que s’ils s’étaient retranchés, comme Spitteler, dans une cuirasse d’indifférente et seigneuriale ironie, c’était à la façon de Timon d’Athènes, trahi dans son amour pour l’humanité. .. « Durchaus ! »… « Malgré tout !… » Le mot de Prométhée et d’Héraklès, qui ne croient pas aux hommes, auxquels ils vont se sacrifier !…

Julien avait été nourri de cette âpre substance, de ce pessimisme nietzschéen de vieux lions qui rient. Mais il appartenait à une autre génération intermédiaire, entre ces grands solitaires de la pensée qui n’agit point, et la jeunesse d’après-guerre, qui voulait agir avant de penser, — pour combler le gouffre… (Elle n’était pas de taille à le combler ! Leurs corps, leurs âmes, allaient s’y briser…)

Julien avait, comme eux, la vision abyssale de l’Existence, du gouffre humain. Mais cette vision ne l’avait point frappé en jeune mue, quand la chair et l’esprit tendres ne sont pas encore formés. Il avait déjà sa dure ossature, il ne fut point brisé, il ne fléchit