Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 6.djvu/241

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depuis qu’elle était au monde. Dieu sait où elle l’avait appris ! La maison morose de Julien, père, mère et grand’mère, en avait été ébaubie, les premiers temps qu’elle l’entendit ; et encore aujourd’hui, après vingt ans qu’il la possédait, Julien en éprouvait, à chaque minute, le même émerveillement, honteux de soi et inquiet :

— « Si ce miracle allait cesser ! »

Car c’en était un. Il était si peu doué pour rire ! Il riait si mal ! Et il sentait, en l’écoutant, que c’était si beau, que c’était si bon ! Qui lui avait fait ce don ? Il se disait qu’il ne le méritait pas. Et il ne le méritait pas en effet, pour se tourmenter de cette idée de mérite ou de démérite ! Comme si la grive y songeait ! Elle trouve bon le raisin. George trouvait bonne la vie. « Pille !… » Elle pillait… Qui aurait dit à la génération de Julien que, sur ce champ de ruines, où ils ramassaient, en geignant, les tessons de leur écuelle brisée, la nouvelle couvée saurait trouver une vigne ? Nul des anciens ne lui avait indiqué le chemin. Elle allait seule. Il n’y avait qu’à la regarder, la George, marchant, le buste légèrement incliné comme une coureuse, les coudes aux flancs, mains en avant, prêtes à saisir, bouche entr’ouverte et la poitrine rythmant son souffle, les yeux très clairs dans un visage blond et hâlé : rien ne leur échappe de la route ; et au dedans, rien ne la trouble. Bien douée du corps et de l’esprit, elle s’était vigoureusement développée, sans hâte, sans scrupule et sans excès. Pour son bonheur, elle était née casquée d’une étonnante imperméabilité à l’atmosphère de sa maison. Sa faculté de ne pas entendre les doléances et remontrances, avait fait le désespoir de sa mère ; ce n’était pas mauvaise volonté, c’était bien pire : indifférence pure et simple. Elle n’entendait pas ce qui l’ennuyait. Cette insensibilité physique