Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 6.djvu/259

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les hommes fumaient, crachant entre leurs jambes. Annette se serrait dans un coin, n’osant remuer ses pieds dégoûtés. Par-dessus sa tête, un homme debout était accoudé sur la traverse qui, à mi-hauteur, séparait le compartiment de la travée d’à côté. Ils étaient presque tous hâves, les joues creuses, avec des barbes de quinze jours ; un vieux avait, à l’oreille poilue, un anneau ; des yeux de fièvre, le globe jaune, quelques belles prunelles luisantes d’animaux ; un jeune garçon, qui appuyait son menton sur la traverse de l’autre compartiment, juste en face d’Annette, et une petite fille, assise par terre dans les crachats, ne la quittaient pas de leurs vrilles. Entre les trois compartiments s’échangeaient les propos, dans un rude dialogue, et çà et là, un fiaschetto ou un fromage à l’odeur aigre. Annette se sentait, dans son cauchemar de fatigue, comme une bête d’une autre espèce, enfermée dans une cage d’animaux étrangers, inquiétants, qui la flairaient et resserraient leur cercle autour d’elle. Et elle avait beau crisper son énergie : elle les voyait attendant la minute où, d’épuisement, elle s’affaisserait, pour se jeter dessus. Elle sombra. Sa tête pesante se renversa en arrière, heurta le dossier de bois ; et tout le buste, entraîné, glissa. À cette seconde — sa conscience n’était pas encore morte, mais ne luttait plus, s’abandonnait — elle sentit par derrière elle des mains douces qui la soutenaient par les épaules et les aisselles, et qui glissaient sous sa tête un sac. Ses lourdes paupières s’entr’ouvrant une dernière fois, elle eut juste le temps encore d’entrevoir par leur fente les yeux de l’homme qui, par-dessus la traverse, comme l’homme de Rubens par-dessus la croix, soutenait son corps et l’étendait. Et ce fut le lac dans les montagnes. Une impression de sécurité parfaite. Elle se laissa choir dans le sommeil.

Quand elle en émergea, une heure après, l’air était