Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 6.djvu/277

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victimes encore chaudes, il avait vu casser le bras d’une suppliante, pour lui arracher ses bracelets. Il criait :

— « Qu’on les tue tous ! C’est tous les hommes qu’il faut exterminer. Quand donc la terre aura-t-elle écrasé sa vermine ?… »

Et, dans son cœur, Bruno remercia la Noire Mère d’avoir du moins sauvé ses morts de l’enfer des hommes.

Il s’enferma, près d’une année, dans une maison isolée, à la lisière de la Maremme, non loin de Ninfa et du cap Circeo. Elle faisait partie d’une des multiples propriétés de la famille, qui maintenant toutes lui revenaient : c’était sans doute la plus disgraciée ; nul de la famille n’y était venu. La population clairsemée, qui faisait paître ses troupeaux dans les ruines, presque tout entière émigrait, huit mois de l’année, dans la montagne, laissant comme gardiens de leurs murs, trois ou quatre sacrifiés. La malaria les rongeait. Nul des roitelets propriétaires, dont l’un dominait de son nid d’aigle les marais, ne leur distribuait un gramme de quinine. Leur œil d’oiseau se complaisait à cette immensité désertique de joncs et d’eau. Bruno resta, pendant le règne de la fièvre ; et il la prit. Que lui faisait ? Les seules figures humaines qu’il eut occasion de voir, dans ces mois, une vieille femme qui le servait, sa petite fille, son jeune garçon, (il n’y en avait pas un quatrième dans la région abandonnée), avaient la fièvre, comme lui. Ils ne songeaient pas à s’en étonner. Le jeune garçon (il avait treize ans ; et c’était lui, l’homme : il était le chef de famille) savait, disait tranquillement qu’ils étaient condamnés. Il avait de beaux traits purs, le teint exsangue, les yeux brûlants d’intelligence, le maintien grave et conscient de sa responsabilité, un parler simple et posé, la bouche sérieuse, que de loin en loin éclairait un sourire enfantin. Il se nommait