Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 6.djvu/426

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vérifié si personne n’écoutait dans la pièce à côté, ils montraient un visage décomposé. Ils avaient l’air de demander pardon. Ils murmuraient : — « On ne peut parler… » On les sentait écrasés de honte. Ils n’étaient même plus sûrs de leurs enfants, enrôlés dès l’âge de dix ans, et dressés à dépister, à dénoncer le gibier. Le pire était (ils l’avouaient) la peur abjecte qui pesait sur une partie de l’Italie, et la contrainte de ne point dire ce qu’on pensait ; le mensonge quotidien des mots, des gestes, des regards, s’infiltrait dans l’âme, comme une habitude dégradante ; les plus purs en ressentaient avec douleur la flétrissure ; et dans les minutes d’intimité, on les voyait frémissants et rongés. Une fureur inexpiable gisait au fond ; mais elle avait les membres brisés. Par charité, on lui remplissait la bouche de terre :

— « Étouffe, et meurs !… »

Il ne manquait pas d’autres Italiens qui s’accommodaient allègrement de l’ordre nouveau, payé du prix de la liberté. Ce sont deux tempéraments différents. Même chez les peuples individualistes du Midi, deux qualités irréductibles d’individualisme sont perpétuellement en opposition : celui de la liberté, coûte que coûte ; et celui de l’ordre Césarien, pourvu que l’orgueil individuel y trouve son compte. C’est le plus grand nombre : ceux qui, n’ayant pas assez de raisons d’être fiers de soi tout seul, tout nu, tout dépourvu de pensée propre et de moyens d’action, sont soulagés qu’un maître ou qu’un État pense pour eux, par eux agisse, et ragaillardis qu’il les associe à sa puissance et à ses promesses de gloire. Chaque parcelle s’enfle et devient masse, ou s’en leurre, comme la grenouille, à l’image du taureau ; quand le taureau meugle, les meuglements gonflent de fierté les brékékékex. Ce qu’on n’est pas, ce qu’on ne peut être, ce qu’on rêve d’être, on se flatte