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LES PRÉCURSEURS

« Le réservoir humain » est plein jusqu’à déborder. Deux cent mille jeunes forts gaillards sont prêts à entrer dans la danse, jusqu’à ce qu’ils y restent, dans une boue de sang et d’os… S. E. est interrompue de son agréable rêverie par son aide-de-camp qui lui demande audience pour le correspondant d’un important journal étranger. L’interview est finement notée. Le général ne laisse pas parler le journaliste ; il a ses développements tout prêts :

« Il parla d’un ton tranchant et assuré, avec de courtes pauses. Avant tout, il rappela en les glorifiant ses braves soldats, célébra leur courage, leur mépris de la mort, leurs actes sublimes au delà de tout éloge. Alors, il exprima son regret de l’impossibilité où il était de rendre à chacun de ces héros ce qui lui était dû et réclama de la patrie — sur un ton plus élevé — une reconnaissance impérissable pour tant de fidélité et de renoncement à soi. Il déclara, en désignant du doigt l’épaisse forêt de ses décorations, que toutes les distinctions dont il avait été l’objet étaient un hommage rendu à ses soldats. Enfin, il glissa quelques mots d’éloges mesurés pour la valeur combative des soldats ennemis et l’habileté de leur commandement ; et il termina par l’expression de son inébranlable confiance en la victoire finale ».

Quand le discours est clos, le général fait place à l’homme du monde :

« — Vous allez maintenant au front, Herr Doctor ? » demande-t-il, avec un sourire obligeant. Et il répond au « Oui » ravi du journaliste par un soupir profond et mélancolique :

« Heureux homme ! Je vous envie. Voyez-vous, c’est le côté tragique dans la vie du général d’aujourd’hui qu’il ne peut plus conduire lui-même ses troupes au feu ! Toute sa vie, il s’est préparé à la guerre, il est