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LES PRÉCURSEURS

libre. Cette main à cinq doigts, qui chez les autres animaux est devenue le plus souvent une arme (griffe ou sabot), est restée chez les seuls singes un organe préhensif. Essentiellement pacifique, mal faite pour frapper ou pour déchirer, sa fonction naturelle était de saisir et de prendre[1]. « Restée libre dans sa marche, elle empoigna l’instrument, l’outil ; ainsi elle devint le moyen et le symbole de toute la grandeur future de l’humanité ». — Mais elle n’eût pas suffi à défendre l’homme. Si l’homme avait été un animal solitaire, il eût été anéanti par ses ennemis plus forts et mieux armés. Sa force fut qu’il était un être social. L’état social a devancé de beaucoup chez nous l’état familial : ce n’est pas l’homme qui s’est créé volontairement une communauté — d’abord une famille, puis une race, un État ; — c’est la communauté primitive qui a rendu possible la formation de l’homme individuel[2]. L’homme est, de nature, comme disait Aristote, un animal sociable. Et le rapprochement entre hommes est plus ancien et plus originel que le combat.

Voyez d’ailleurs les animaux. La guerre est très rare entre bêtes d’une même espèce. Les espèces où elle existe (comme les cerfs, les fourmis, les abeilles, et

  1. « Erfassen ». Nicolaï fait remarquer le sens intellectuel du mot « erfassen », comme de « apprendre », ou « comprendre », qui dérivent de la « préhension » primitive de la main.
  2. Je laisse de côté les abondantes preuves que Nicolaï puise dans l’histoire des espèces animales et dans l’ethnologie. Il montre notamment que les peuples les plus primitifs : Boshimans, Fuégiens, Esquimaux, etc., vivent en hordes, même quand ils n’ont pas de dispositions pour la vie familiale. Tous les sauvages sont extrêmement sociables ; la solitude les détruit physiquement et psychiquement. Les civilisés eux-mêmes ont grand peine à la supporter.