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LES PRÉCURSEURS

tout homme faible cherche un appui, il se croit plus fort s’il agit en communion avec d’autres. Or, tous ces faibles n’ont entre eux nul lien de culture intime, ils ont besoin, pour les unir, d’un lien extérieur : aucun n’est plus à leur portée que le nationalisme ! « C’est, dit Nicolaï, un sentiment exaltant pour un imbécile, de pouvoir former une majorité avec une douzaine de millions de son espèce. Moins un peuple possède de caractères et d’individualités, plus violent est son patriotisme. »

Cette attraction de la masse, qui opère comme un aimant, est le côté positif du chauvinisme. Le côté négatif est la haine de l’étranger. Et le milieu d’élection, le bouillon de culture, c’est la guerre. La guerre jette sur le monde des montagnes de souffrances ; elle l’écrase de privations matérielles et spirituelles. Pour que les peuples puissent les supporter, il faut surexalter le sentiment de masse, afin de soutenir les faibles, en les resserrant plus étroitement dans le troupeau. C’est ce que l’on produit artificiellement par la presse. — Le résultat est effarant. Le patriotisme concentre toute la force de l’âme humaine dans l’amour pour son peuple et la haine pour l’ennemi. La haine religion. La haine sans raison, sans bon sens, sans fondement. Il ne reste plus aucune place pour aucune autre faculté. L’intelligence, la morale ont totalement abdiqué. Nicolaï en cite, dans l’Allemagne de 1914–15, des exemples délirants. Chacun des autres peuples en aurait autant à lui offrir. Nulle résistance. Dans l’aberration collective, toutes les différences de classes, d’éducation, de valeur intellectuelle ou morale, s’aplanissent, s’égalisent. L’humanité entière, de la base à la cime, est livrée aux Furies. S’il se manifeste encore une étincelle de volonté libre, elle est foulée aux pieds, et l’indépendant isolé est déchiré, comme Penthée par les Bacchantes.

Mais cette frénésie n’intimide point le calme regard