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LES PRÉCURSEURS

du penseur. Nicolaï voit dans ce paroxysme même la dernière flambée de la torche près de s’éteindre. De même que, dit-il, le sport hippique et nautique s’est développé, de nos jours, lorsque les chevaux et la navigation à voiles devenaient superflus, de même le patriotisme est devenu un fanatisme, au moment où il cesse d’être un facteur de culture. C’est le destin des Épigones. Aux temps lointains, il fut bon, il fut nécessaire que l’égoïsme individuel fût brisé par le groupement des hommes en tribus et en clans. Le patriotisme des villes fut justifié, quand il rompit l’égoïsme des chevaliers pillards. Le patriotisme d’État fut justifié, quand il embrassa en lui toutes les énergies d’une nation. Les combats nationaux, au xixe siècle, ont eu leur prix. Mais aujourd’hui les États nationaux ont accompli leur tâche. De nouveaux travaux nous appellent : le patriotisme n’est plus un but pour l’humanité ; il veut nous ramener en arrière. C’est là un effort vain : on n’arrête pas l’évolution, on se suicide en se jetant sous les roues du chariot de fer. Le sage ne s’émeut point de cette résistance frénétique des forces du passé : car il la sait désespérée. Il laisse les morts enterrer les morts, et, devançant le cours du temps, il vit déjà dans l’unité palpitante de l’humanité à venir. Parmi les épreuves et les calamités du présent, il réalise en lui la sereine harmonie de ce « grand corps » dont tous les hommes sont les membres, selon le mot profond de Sénèque : Membra sumus corporis magni.

Dans un prochain article, nous verrons comment Nicolaï décrit ce corpus magnum et la mens magna qui l’anime : le Weltorganismus — l’organisme de l’univers humain, qui s’annonce.


1er octobre 1917.


(Revue : Demain, Genève, octobre 1917.)