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LES PRÉCURSEURS

de leurs fondateurs. Tolstoï avait déjà signalé le fait. « Les Bouddhistes d’aujourd’hui ne tolèrent pas seulement le meurtre, ils le justifient. Pendant la guerre du Japon avec la Russie, Soyen Shaku, un des premiers dignitaires bouddhistes du Japon, écrivit une apologie de la guerre[1]. Bouddha avait dit cette belle parole de douloureux amour : « Toutes choses sont mes enfants, toutes sont l’image de mon Moi, toutes découlent d’une seule source et sont des parties de mon corps. C’est pourquoi je ne puis trouver de repos, aussi longtemps que la plus petite partie de ce qui est n’a pas atteint sa destination. » Dans ce soupir d’amour mystique, qui aspire à la fusion de tous les êtres, le bouddhiste contemporain a savamment découvert l’appel à une guerre d’extermination. Car, dit-il, le monde n’ayant pas atteint sa destination, par le fait de la perversité de beaucoup d’hommes, il faut leur livrer la guerre et les anéantir : ainsi, l’on « extirpera les racines de tout malheur. » — Ce bouddhiste sanguinaire rappelle, à s’y méprendre, l’idéalisme à couperet de nos Jacobins de 93, dont j’essayais de résumer la foi monstrueuse, en cette réplique de Saint-Just qui termine mon drame, Danton :


« Les peuples s’entretuent,[2] pour que Dieu vive. »

Quand les religions se montrent si débiles, il n’est pas surprenant que les simples morales s’effondrent. On verra chez Nicolaï le travestissement que les disciples de Kant ont imposé à leur maître. Bon gré mal gré, l’auteur de la Critique de la raison pure a dû revêtir l’uniforme feldgrau. Ses commentateurs alle-

  1. Buddhist views of war, the Open court, mai 1904.
  2. Le texte exact est : « Les peuples meurent, pour que Dieu vive ».