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LES PRÉCURSEURS

dans l’ensemble de leur peuple, séparez bien les deux peuples, mettez entre eux une distance raisonnable, qui leur permettrait de vivre en paix, chacun à part du voisin ; ils se rueront l’un sur l’autre, et les individus qui s’évitaient tout à l’heure, avec répugnance ou peur, s’entre-tuent furieusement[1]. L’instinct de guerre est donc une contagion collective.

Cette épidémie prend parfois[2] un caractère nettement pathologique. À mesure qu’elle s’étend et que la mêlée se prolonge, la fureur combative devient une frénésie, La même fourmi qui pouvait se montrer timide au début tombe dans une crise de folie enragée. Elle ne reconnaît plus rien. Elle se jette sur ses compagnes, elle tue ses esclaves qui tâchent de la calmer, elle mord tout ce qu’elle touche, elle mord des morceaux de bois, elle ne peut plus retrouver son chemin. Il faut que les autres, généralement les esclaves, se mettent à deux ou trois autour d’elle, lui prennent les pattes, la caressent avec leurs antennes jusqu’à ce qu’elle ait retrouvé… dirai-je : « sa raison » ? Pourquoi pas ? Ne l’avait-elle pas perdue ?

Jusqu’à présent, nous n’avons encore eu affaire qu’à des phénomènes généraux, obéissant à des lois assez fixes. Mais voici maintenant apparaître des phénomènes individuels, dont l’initiative va curieusement se heurter à l’instinct de l’espèce, et — plus curieusement encore — le faire dévier de sa route ou l’annuler.

Forel met dans un bocal des fourmis d’espèces ennemies : sanguinea et pratensis. Après quelques jours de guerre, suivis d’un armistice farouche et méfiant, il introduit parmi elles une petite nouvelle-née pratensis, très affamée. Elle court demander à manger à celles de

  1. Id., p. 240.
  2. Chez le Polyergus rufescens.