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LES PRÉCURSEURS

son espèce. Les pratenses la repoussent. Alors, l’innocente se tourne vers les ennemies de sa race, les sanguineae et, selon l’usage des fourmis, elle lèche la bouche à deux d’entre elles. Les deux sanguineae sont si saisies de ce geste, qui bouleverse leur instinct, qu’elles dégorgent la miellée à la petite ennemie. Dès lors, tout est dit, et pour toujours. Une alliance offensive et défensive est conclue entre la petite pratensis et les sanguineae contre celles de sa race. Et cette alliance est irrévocable.

Autre exemple : le danger commun. Forel met dans un sac une fourmilière de sanguineae et une fourmilière de pratenses ; il les secoue ensemble, puis les laisse enfermées dans le sac pendant une heure ; après quoi, il ouvre le sac, en le mettant en communication directe avec un nid artificiel. Aux premiers instants, c’est un égarement général, une terreur délirante : les fourmis ne se reconnaissent plus entre elles, se montrent les mandibules, et se fuient en faisant des écarts affolés. Puis, le calme se rétablit graduellement. Les premières, les sanguineae déménagent les cocons, tous les cocons des deux espèces. Quelques pratenses les imitent. Quelques combats encore se livrent de temps en temps, mais ils sont isolés et vont en s’affaiblissant. Dès le lendemain, toutes travaillent d’accord. Quatre jours après, l’alliance est complète ; les pratenses dégorgent la nourriture aux sanguineae. Au bout de la semaine, Forel les porte près d’une fourmilière abandonnée. Elles s’y établissent, s’entraident pour le déménagement, se portent les unes les autres. Seuls, quelques individus isolés des deux espèces, sans doute de vieux nationalistes irréductibles, gardent leur haine sacrée, et finissent par se faire tuer. Une quinzaine après, la fourmilière mixte est florissante, l’intelligence parfaite ; le dôme, qui à l’ordinaire est surtout couvert de pratenses, devient rouge de martiales sanguineae, dès qu’un danger me-