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LES PRÉCURSEURS

suisses et françaises, je le regarde comme un homme de grand courage et de forte foi. Toujours, il osa servir la vérité, la servir uniquement, sans souci des dangers et des haines amassées contre lui (ce qui ne serait rien encore ; mais, ce qui est bien plus rare et bien plus difficile), sans souci de ses propres sympathies, de ses amitiés, et de sa patrie même, lorsque la vérité se trouvait en désaccord avec la patrie.

Par là, il est de la lignée de tous les grands croyants : chrétiens des premiers temps, Réformateurs du siècle des combats, libres-penseurs des époques héroïques, tous ceux qui ont mis au-dessus de tout leur foi dans la vérité, — sous quelque forme qu’elle leur apparût, (ou divine, ou laïque, toujours sacrée).

J’ajoute qu’un E.-D. Morel est un grand citoyen, même quand il montre à sa patrie les erreurs qu’elle commet, — surtout quand il les montre, et parce qu’il les montre. Ce sont ceux qui jettent un voile sur ces erreurs, qui sont des serviteurs incapables ou flagorneurs. Tout homme de courage, tout homme de vérité honore la patrie.

Après cela, l’État peut le frapper, s’il veut, comme il frappa Socrate, comme il frappa tant d’autres, à qui il élève plus tard d’inutiles statues. L’État n’est pas la patrie. Il n’en est que l’intendant, — bon ou mauvais, selon les cas, toujours faillible. Il a la force : il en use. Mais depuis que l’homme est homme, cette force a toujours échoué, au seuil de l’Âme libre.


15 septembre 1917.

R. R.


(Publié dans la Revue mensuelle, Genève, octobre 1917.)