Page:Rolland Clerambault.djvu/22

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saugrenue : on eût dit que la voix du lecteur les excitât à chanter, comme des serins en cage. Elle avait beau se forcer à suivre sur les lèvres de Clerambault et à mimer des lèvres les mots dont elle n’entendait plus le sens, ses yeux machinalement notaient un trou dans la nappe, ses mains ramassaient des miettes sur la table, son cerveau s’obstinait à une addition récalcitrante, jusqu’au moment où le regard de Clerambault semblait la prendre en faute. Alors elle se hâtait de se raccrocher aux dernières syllabes perçues, elle s’extasiait en bredouillant un lambeau de vers, (jamais elle n’avait pu citer un vers, exactement) :

— Comment est-ce que tu as dit cela, Agénor ? Répète encore la phrase… Dieu ! que c’est joli !…

Sa fille, la petite Rose, fronçait les sourcils. Maxime, le grand garçon, grimaçait railleusement et disait, agacé :

— Maman, n’interromps pas toujours !

Mais Clerambault souriait et tapotait affectueusement la main de sa bonne femme. Il l’avait épousée par amour, quand il était très jeune, pauvre et inconnu ; ils avaient porté ensemble les années de gêne. Elle n’était pas tout à fait à son niveau intellectuel, et la différence ne s’atténuait pas avec l’âge ; mais Clerambault aimait et respectait sa vieille compagne. Elle se donnait beaucoup de mal, avec peu de succès, pour marcher du même pas que son grand homme, dont elle était fière. Il avait pour elle une indulgence extraordinaire. L’esprit critique n’était pas son fort ; et il s’en trouvait bien dans la vie, malgré des erreurs