Page:Rolland Clerambault.djvu/89

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l’autre par un secret lien. Et Clerambault ne s’apercevait pas qu’il s’était fait de sa fille sa vraie femme, d’esprit et de cœur. Il n’avait commencé à en avoir le soupçon que dans les derniers temps où la guerre sembla rompre l’accord tacite qui régnait entre eux, et où l’assentiment de Rosine, comme un vœu qui la liait, lui manqua tout à coup. Rosine savait les choses, bien avant lui. Elle évitait d’en scruter le mystère. Le cœur n’a pas besoin, pour savoir, que l’esprit soit averti.

Étranges et magnifiques mystères de l’amour qui unit les âmes ! Il est indépendant des lois de la société et même de la nature. Mais bien peu d’êtres le savent ; et bien moins encore osent le révéler : ils ont peur de la grossièreté du monde, qui veut des jugements sommaires et s’en tient au sens épais du langage traditionnel. Dans cette langue convenue, volontairement inexacte, par simplification sociale, les mots se gardent bien d’exprimer, en les dévoilant, les nuances vivantes de la multiple réalité : ils l’emprisonnent, ils l’enrégimentent, ils la codifient ; ils la mettent au service de la raison elle-même domestiquée, de la raison qui ne jaillit pas des profondeurs de l’esprit, mais des nappes diffuses et emmurées — comme un bassin de Versailles — dans les cadres de la société constituée. En ce vocabulaire quasi juridique, l’amour est lié au sexe, à l’âge, aux classes de la société ; et selon qu’il se plie aux conditions requises, il est ou non naturel, il est légitime ou non. — Mais ce n’est là qu’un filet d’eau capté des sources