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Romain Rolland

ne peut créer la société ni l’art nouveau ; elle disparaîtra.

La vie ne peut être liée à la mort. Or, l’art du passé est plus qu’aux trois quarts mort. Ce n’est pas là un fait particulier à notre art français. C’est un fait général. Un art passé ne suffit jamais à la vie ; et souvent il risque de lui nuire. La condition nécessaire d’une vie saine et normale, c’est la production d’un art incessamment renouvelé, au fur et à mesure de la vie.

Je ne sais si la société qui s’élève créera son art nouveau comme elle. Mais ce que je sais, c’est que si cet art n’est pas, il n’y a plus d’art vivant, il n’y a plus qu’un musée, une de ces nécropoles où dorment les momies embaumées du passé. Nous avons été élevés dans le culte des souvenirs ; il nous est difficile de nous en dégager. Une poésie les enveloppe, et leur donne ces teintes adoucies et fondues des horizons lointains. Mais de ces belles formes qui palpitèrent jadis, la vie s’est retirée, ou se retire de jour en jour. Si même quelques chefs-d’œuvre, plus robustes que les autres, ont gardé jusqu’à nous une partie de leur puissance, il n’est pas sûr que cette puissance soit bonne aujourd’hui. Rien n’est bien qu’à sa place et en son temps. On peut croire que le bien et le beau existent de façon absolue, qu’ils sont d’éternelles idées. Mais leurs expressions varient selon les formes des esprits humains ; et telles qui firent le charme et la noblesse d’un siècle, risquent, dépaysées dans un autre, d’y être monstrueuses et blessantes. Un des dangers de l’art signalés par Tolstoy vient peut-être de ce que ces forces du passé, détournées de leur emploi, transportées dans un

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