Page:Rolland Le Théâtre du peuple.djvu/33

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LA TRAGÉDIE CLASSIQUE

ment aux pièces de Racine : d’être étrangère à ce qui se passe sur la scène, d’assister du dehors à des drames intimes. Corneille la jette dans l’action. Il réalise cette première loi du grand poète dramatique : parler pour tous. — Puis ce robuste Normand est peuple par certains traits de son tempérament : son amour des discours, sa violence sanguine, ses emportements soudains, ses brusques volte-faces de sentiments, toute la sauvagerie instinctive qui s’abrite sous les idées générales, — comme Horace poignardant sa sœur au nom de la raison ![1] Ces caractères entiers, qu’un grand événement imprévu bouleverse de fond en comble, et transforme de toutes pièces, sont d’essence populaire. Le revirement absolu d’âmes comme celles de Cinna, d’Émilie, d’Auguste, à la fin de la tragédie, est presque inexplicable à des consciences bourgeoises, lentes et réfléchies ; elle est naturelle à des âmes passionnées et sans nuances.[2]

Et pourtant, aucune pièce de Corneille n’est restée entièrement populaire. Il en est plusieurs raisons :

La langue. — C’est un fait général, que la forme d’une tragédie ou d’un drame se fane plus vite que celle d’une comédie ; du moins, elle cesse plus vite d’être sentie du public. En effet, elle est moins réaliste, elle

  1. « C’est trop, ma patience à la raison fait place. »
    (Horace tuant Camille)
  2. Certains vers de Corneille montrent des successions de passions aussi rapides et aussi inattendues, que la mimique à demi-barbare d’un acteur japonais :

    « Ma haine va mourir, que j’ai crue immortelle ;
    Elle est morte, et ce cœur devient sujet fidelle ;
    Et prenant désormais cette haine en horreur,
    L’ardeur de vous servir succède à sa fureur. »

    (Cinna)
29