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LE DÉSESPOIR

ans qu’il l’avait quittée. En ces vingt-et-un ans, il avait fait trois statues du monument inachevé de Jules II, sept statues inachevées du monument inachevé des Médicis, le vestibule inachevé de la Laurenziana, le Christ inachevé de Sainte-Marie de la Minerve, l’Apollon inachevé pour Baccio Valori. Il avait perdu sa santé, son énergie, sa foi dans l’art et dans la patrie. Il avait perdu le frère qu’il aimait le mieux.[1] Il avait perdu son père qu’il adorait.[2] À la mémoire de l’un et de l’autre il avait élevé un poème de douleur admirable, inachevé comme tout ce qu’il faisait, tout brûlant de la passion de mourir :

… Le ciel t’a arraché à notre misère. Aie pitié de moi, qui vis comme un mort !… Tu es mort à la mort, et tu es devenu divin ; tu ne crains plus le changement d’être et de désir : (à peine puis-je l’écrire sans envie…) Le Destin et le Temps, qui nous apportent seulement la douteuse joie et le sûr malheur, n’osent passer votre seuil. Aucun nuage n’obscurcit votre lumière ; la suite des heures ne vous fait pas violence, la nécessité et le hasard ne vous conduisent pas. La nuit n’éteint pas votre splendeur ; le jour, si clair qu’il soit, ne la rehausse point… Par ta mort, j’apprends à mourir, mon cher père… La mort n’est pas, comme on le croit, le pire pour celui dont le dernier jour est le premier et le jour éternel, auprès du trône de Dieu. Là j’espère et je crois te revoir, par la grâce de Dieu, si ma raison arrache mon cœur glacé au terrestre limon, et si, comme toute vertu, grandit au ciel entre le père et le fils le très haut amour.[3]

Rien ne le retient donc plus sur terre : ni art, ni ambition, ni tendresse, ni espoir d’aucune sorte. Il a

  1. Buonarroto, mort de la peste, en 1528.
  2. En juin 1534.
  3. Poésies, LVIII. Voir aux Annexes, IX.
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