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Romain Rolland

connu les plus grands malheurs qui puissent échoir à l’homme. Il vit sa patrie asservie. Il vit l’Italie livrée pour des siècles aux barbares. Il vit mourir la liberté. Il vit, l’un après l’autre, disparaître ceux qu’il aimait. Il vit, l’une après l’autre, s’éteindre toutes les lumières de l’art

Il resta seul, le dernier, dans la nuit qui tombait. Et, au seuil de la mort, quand il regardait derrière lui, il n’eut même pas la consolation de se dire qu’il avait fait tout ce qu’il devait, tout ce qu’il aurait pu faire. Sa vie lui sembla perdue. En vain, elle avait été sans joie. En vain, il l’avait sacrifiée à l’idole de l’art.[1]

Le travail monstrueux auquel il s’était condamné, pendant quatre-vingt-dix ans de vie, sans un jour de repos, sans un jour de vraie vie, n’avait même pas servi à exécuter un seul de ses grands projets. Pas une de ses grandes œuvres, — de celles auxquelles il tenait le plus, — pas une n’était achevée. Une ironie du sort voulut que ce sculpteur[2] ne réussît à mener jusqu’au bout que ses peintures qu’il fit malgré lui. De ses grands travaux, qui lui avaient apporté tour à tour

  1. L’affectuosa fantasia,
    Che l’arte mi fece idol’ e monarca,

    (Poésies, CXLVII. — Entre 1555 et 1556)

    « … L’illusion passionnée, qui me fit de l’art une idole et un monarque… »

  2. Il s’appelait lui-même « sculpteur », et non pas « peintre ». « Aujourd’hui, écrit-il, le 10 mars 1508, moi, Michel-Ange, sculpteur, j’ai commencé les peintures de la chapelle (Sixtine). » — « Ce n’est point là mon métier, écrivait-il un an après… Je perds mon temps sans utilité. » (27 janvier 1509) — Jamais il ne varia d’avis sur ce point.
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