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LA FORCE

et absolument seul, était si détaché de la patrie, de la religion, du monde entier, qu’il ne se trouvait bien qu’auprès des tyrans, libres d’esprit, comme lui. Forcé de quitter Milan, en 1499, par la chute de son protecteur, Ludovic le More, il était entré au service de César Borgia, en 1502 ; la fin de la carrière politique du prince, en 1503, le contraignit à revenir à Florence. Là, son sourire ironique se trouva en présence du sombre et fiévreux Michel-Ange, et il l’exaspéra. Michel-Ange, tout entier à ses passions et à sa foi, haïssait les ennemis de ses passions et de sa foi, mais il haïssait bien plus ceux qui n’avaient point de passion et n’étaient d’aucune foi. Plus Léonard était grand, plus Michel-Ange sentait d’aversion pour lui ; et il ne négligeait pas une occasion de la lui témoigner.

« Léonard était un homme de belle figure, de manières avenantes et distinguées. Il flânait un jour avec un ami, dans les rues de Florence. Il était vêtu d’une tunique rose, tombant jusqu’aux genoux ; sur sa poitrine flottait sa barbe bien bouclée et arrangée avec art. Auprès de Santa Trinità, quelques bourgeois causaient : ils discutaient ensemble un passage de Dante. Ils appelèrent Léonard, et le prièrent de leur en éclaircir le sens. À ce moment, Michel-Ange passait. Léonard dit : « Michel-Ange vous expliquera les vers dont vous parlez. » Michel-Ange, croyant qu’il voulait le railler, répliqua amèrement : « Explique-les toi-même, toi qui as fait le modèle d’un cheval de bronze,[1] et qui n’as pas été capable de le fondre, mais qui, pour ta honte, t’es

  1. Allusion à la statue équestre de Francesco Sforza, laissée inachevée par Léonard, et dont les archers gascons de Louis XII s’amusèrent à prendre pour cible le modèle de plâtre.
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