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LE DÉSESPOIR

homme, réduit à défendre par des lâchetés la vie de ses rêves artistiques contre la brutalité meurtrière de la force matérielle, qui pouvait à son gré l’étouffer ! Ce n’est pas sans raison qu’il devait consacrer toute la fin de sa vie à élever à l’apôtre Pierre un monument surhumain : plus d’une fois, comme lui, il dut pleurer, en entendant le coq chanter.

Obligé au mensonge, réduit à flatter un Valori, à célébrer un Laurent, duc d’Urbin, il éclatait de douleur et de honte. Il se jeta dans le travail, il y mit toute sa rage de néant.[1] Il ne sculpta point les Médicis, il sculpta les statues de son désespoir. Quand on lui faisait remarquer le manque de ressemblance de ses portraits de Julien et de Laurent de Médicis, il répondait superbement : « Qui le verra dans dix siècles ? » De l’un, il fit l’Action ; de l’autre, la Pensée ; et les statues du socle, qui les commentent, — le Jour et la Nuit, l’Aurore et le Crépuscule, — disent toutes la souffrance épuisante de vivre et le mépris de ce qui est. Ces immortels symboles de la douleur humaine furent

  1. Dans ces mêmes années, les plus sombres de sa vie, Michel-Ange, par une réaction sauvage de sa nature contre le pessimisme chrétien qui l’étouffait, exécuta des œuvres d’un paganisme audacieux, comme la Léda caressée par le Cygne (1529–1530), qui, peinte pour le duc de Ferrare, puis donnée par Michel-Ange à son élève Antonio Mini, fut portée par ce dernier en France, où elle fut détruite, dit-on, vers 1643, par Sublet des Noyers, pour sa lasciveté. Un peu plus tard, Michel-Ange peignit pour Bartolommeo Bettini un carton de Vénus caressée par l’Amour, dont Pontormo fit un tableau qui est aux Uffizi. D’autres dessins, d’une impudeur grandiose et sévère, sont probablement de la même époque. Charles Blanc décrit un d’eux, « où l’on voit les transports d’une femme violée, qui se débat robuste contre un ravisseur plus robuste, mais non sans exprimer un involontaire sentiment de bonheur et d’orgueil ».
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