Page:Rouquet - Petits Poèmes, AC, vol. 68.djvu/5

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Et l’amour des vaincus ensoleillait son âme ;
Et son cœur revivait au feu de cette flamme,
Car son triomphe était celui du paria.

Tout à coup, à ses pieds, le sable obscur cria
Et son socle gémit d’une voix indicible ;
Et Barbès crut sentir comme une pluie horrible
Qui, tout autour de lui, dans l’ombre s’abattait.
Des rires et des mots confus qu’on chuchotait
Montèrent dans la nuit ; puis ce fut le silence ;
Et le héros, repris de vague somnolence,
S’endormit, attendant que le jour reparut.
Et voilà que soudain, dans l’air, un cri courut
Strident, qui l’éveilla. Soulevant sa paupière,
Anxieux, il scruta son piédestal en pierre
Comme s’il redoutait quelque suprême affront.
Oh ! rougeur de la honte envahissant le front
Devant l’acte idiot, inconcevable, infâme !
Oh ! constatation de la laideur d’une âme !
Malgré l’épais linceul qui lui couvrait les yeux.
Il vit — tandis qu’en bas, montrant les poings aux cieux,
La foule s’indignait — une traînée affreuse,
Noirâtre, maculant tout son socle et, hideuse,
Éclaboussant son nom d’un immonde crachat.
Et Barbes comprit tout : l’effroyable attentat,
La plainte du granit, les voix des voyous pâles
Et les rires mauvais secouant ces vandales
Dans la nuit.
Dans la nuit. Il laissa tomber un pleur d’airain
Et, lutteur invaincu, reprit son front serein.




Oh ! ne les touchez pas les taches glorieuses
Étalant au grand jour les rancunes honteuses
Et la basse vengeance et la haine aux abois !
Non ! ne les touchez pas, afin que chaque fois
Que la foule à Barbès ira porter son culte,
Devant ce piédestal auguste qu’on insulte
Elle allume un éclair dans ses yeux agrandis
Et qu’il lui monte au cœur le dégoût des bandits !

 Carcassonne, le Ier mai, 1886.