Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t11.djvu/348

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toute sa vie, n’est pas une chose facile. Mais aussi ce premier pas fait, tout le reste va de lui-même. De crime en crime, un homme coupable d’un seul devient, comme vous l’avez dit, capable de tous. Rien n’est moins surprenant que le passage de la méchanceté à l’abjection, & ce n’est pas la peine de mesurer si soigneusement l’intervalle qui peut quelquefois séparer un scélérat d’un fripon. On peut donc avilir tout à son aise l’homme qu’on a commence par noircir. Quand on croit qu’il n’y a dans lui que du mal, on n’y voit plus que cela, ses actions bonnes ou indifférentes, changent bientôt d’apparence avec beaucoup de préjugés & un peu d’interprétation, & l’on rétracte alors ses jugemens avec autant d’assurance que si, ceux qu’on leur substitue, étoient mieux fondes. L’amour-propre fait qu’on veut toujours avoir vu soi-même ce qu’on sait ou qu’on croit savoir d’ailleurs. Rien n’est si manifeste aussi-tôt qu’on y regarde ; on a honte de ne l’avoir pas apperçu plutôt ; mais c’est qu’on étoit si distrait ou si prévenu qu’on ne portoit pas son attention de ce cote ; c’est qu’on est si bon soi-même qu’on ne peut supposer la méchanceté dans autrui.

Quand enfin l’engouement devenu général parvient à l’excès, on ne se contente plus de tout croire, chacun pour prendre part à la fête cherche à renchérir, & tout le monde s’affectionnant à ce système, se pique d’y apporter du sien pour l’orner ou pour l’affermir. Les uns ne sont pas plus empresses d’inventer que les autres de croire. Toute imputation passe en preuve invincible, & si l’on apprenoit aujourd’hui qu’il s’est commis un crime dans la lune, il seroit prouve demain, plus