Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t16.djvu/226

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Les souvenirs des divers tems de ma vie m’amenèrent à réfléchir sur le point où j’étois parvenu, & je me vis déjà sur le déclin de l’âge, en proie à des maux douloureux & croyant approcher du terme de ma carrière sans avoir goûté dans sa plénitude presque aucun des plaisirs dont mon cœur étoit avide, sans avoir donné l’essor aux vifs sentimens que j’y sentois en réserve, sans avoir savouré, sans avoir effleuré du moins cette enivrante volupté que je sentois dans mon ame en puissance & qui, faute d’objet s’y trouvoit toujours comprimée, sans pouvoir s’exhaler autrement que par mes soupirs.

Comment se pouvoit-il qu’avec une ame naturellement expansive, pour qui vivre c’étoit aimer, je n’eusse pas trouvé jusqu’alors un ami tout à moi, un véritable ami, moi qui me sentois si bien fait pour l’être ? Comment se pouvait-il qu’avec des sens si combustibles, avec un cœur tout pétri d’amour, je n’eusse pas du moins une fois brûlé de sa flamme pour un objet déterminé ? Dévoré du besoin d’aimer sans jamais l’avoir pu bien satisfaire, je me voyois atteindre aux portes de la vieillesse & mourir sans avoir vécu.

Ces réflexions tristes, mais attendrissantes, me faisoient replier sur moi-même avec un regret qui n’étoit pas sans douceur. Il me sembloit que la destinée me devoit quelque chose qu’elle ne m’avoit pas donné. À quoi bon m’avoir fait naître avec des facultés exquises, pour les laisser jusqu’à la fin sans emploi ? Le sentiment de mon prix interne, en me donnant celui de cette injustice, m’en dédommageoit en quelque sorte & me faisoit verser des larmes que j’aimois à laisser couler.