Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/324

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fait songer que vous êtes arrivés ici, votre gouverneur & vous, las et mouillés, comme Télémaque & Mentor dans l’île de Calypso. Il est vrai, répond Emile, que nous trouvons ici l’hospitalité de Calypso. Son Mentor ajoute : & les charmes d’Eucharis. Mais Emile connaît l’Odyssée & n’a point lu Télémaque ; il ne sait ce que c’est qu’Eucharis. Pour la jeune personne, je la vois rougir jusqu’aux yeux, les baisser sur son assiette, & n’oser souffler. La mère, qui remarque son embarras, fait signe au père, & celui-ci change de conversation. En parlant de sa solitude, il s’engage insensiblement dans le récit des événements qui l’y ont confiné ; les malheurs de sa vie, la constance de son épouse, les consolations qu’ils ont trouvées dans leur union, la vie douce & paisible qu’ils mènent dans leur retraite, & toujours sans dire un mot de la jeune personne ; tout cela forme un récit agréable & touchant qu’on ne peut entendre sans intérêt. Emile, ému, attendri, cesse de manger pour écouter. Enfin, à l’endroit où le plus honnête des hommes s’étend avec plus de plaisir sur l’attachement de la plus digne des femmes, le jeune voyageur, hors de lui, serre une main du mari, qu’il a saisie, et de l’autre prend aussi la main de la femme, sur laquelle il se penche avec transport en l’arrosant de pleurs. La naÏve vivacité du jeune homme touche tout le monde ; mais la fille, plus sensible que personne à cette marque de son bon cœur, croit voir Télémaque affecté des malheurs de Philoctète. Elle porte à la dérobée les yeux sur lui pour mieux examiner sa figure ; elle n’y trouve rien qui démente la comparaison. Son air